
Journalistes à la rédaction du journal italien 'Avvenire'.
Journalistes à la rédaction du journal italien 'Avvenire'.
Les médias catholiques forment un ensemble éclectique. Ils peuvent prendre la forme d'un bulletin paroissial, d'un quotidien national ou d'un compte TikTok. Ils peuvent aussi varier considérablement dans ce qu’ils considèrent comme les 'valeurs catholiques'. Difficile de trouver des points communs, par exemple, entre Témoignage Chrétien, le journal progressiste fondé par des prêtres résistant à l'occupation nazie, et Fronda, l’hebdomadaire ultratraditionaliste polonais.
Aujourd’hui, La Croix en France et Avvenire en Italie se démarquent comme les deux grands journaux de la presse catholique en Europe, chacun comptant plus de 80 000 abonnés payants. Bien que ces chiffres ne rivalisent pas avec ceux de leurs homologues laïques chez Le Monde ou Corriere della Sera (avec plus de 500 000 abonnés chacun), ils placent néanmoins La Croix et Avvenire parmi les journaux les plus lus dans leurs pays respectifs.
Mais dans un monde où les médias traditionnels et la religion continuent à perdre leur influence, ces journaux se retrouvent face à une double crise existentielle. Alors comment s'en sortent-ils?
Comme leurs homologues laïques, La Croix et Avvenire sont avant tout des journaux nationaux axés sur l'actualité quotidienne, bien qu’avec une attention particulière portée aux infos religieuses.
"Dans notre quotidien de 24 pages, les actualités religieuses occupent environ trois pages, consacrées principalement à l'actualité catholique – mais nous prêtons également une attention particulière à l'islam, au judaïsme et au protestantisme", explique Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef de La Croix.
Ce qui distingue ces journaux, c'est le regard spécifiquement catholique qu’ils posent sur le monde, qui oriente leurs reportages sur l'actualité laïque. Mais dans l'ensemble, ils rencontrent les mêmes difficultés que tout autre média traditionnel: la diminution des revenus publicitaires, le déclin de la presse imprimée, et la transition ardue vers un modèle numérique viable.
Les deux journaux sont actuellement déficitaires, ce qui les pousse à repenser à la fois leur stratégie commerciale et éditoriale.
"Comme beaucoup de nos collègues de la presse laïque, on pensait initialement pouvoir financer notre offre numérique uniquement par la publicité", confie Ploquin. "Mais quand il est devenu clair que les revenus publicitaires en ligne ne permettaient pas un modèle économique durable, on a réorienté notre stratégie vers les abonnements numériques".
Le nombre d'abonnés numériques de La Croix a plus que doublé au cours des cinq dernières années, atteignant désormais plus de 20 000 abonnés payants pour un accès exclusivement numérique.
Marco Ferrando, directeur de publication d'Avvenire, partage des objectifs similaires pour son journal: "Notre objectif est de capitaliser sur notre solide héritage des abonnements papier afin de développer notre produit numérique", dit-il. Avvenire pour sa part compte maintenant plus de 30 000 abonnés numériques.
La transition vers le numérique est un défi que La Croix et Avvenire partagent avec le reste de la presse traditionnelle. Mais leur spécificité religieuse pose un obstacle supplémentaire : comment s’assurer de rester pertinents dans une société de plus en plus laïque, où moins de la moitié de la population en France et en Italie se déclare pratiquante.
Pour l'équipe de La Croix, cela les pousse à réfléchir de manière très délibérée à leurs pratiques éditoriales. "On sait bien que pour croître, La Croix doit s'adresser à un public plus large, pas seulement à un public avec une forte affinité catholique", explique Ploquin. "On fait attention à ne pas publier d'articles trop chargés de références religieuses, ou qui ne seraient compréhensibles que par des lecteurs ayant une connaissance approfondie des codes catholiques".
L'équipe de Ploquin cherche également à atteindre un public plus diversifié au sein de la communauté catholique. "Un abonnement intégral à La Croix coûte environ 460 € par an", précise-t-il. "Bien que ce ne soit pas un produit de luxe, tout le monde ne peut pas se le permettre. C’est aussi un aspect qu’on examine de près pour envisager comment élargir notre audience".
Le journal propose désormais des produits à différents prix, comme un abonnement numérique à partir de 64,90 € par an et un format hebdomadaire à partir de 165 € par an. Il publie également des éditions internationales en anglais et en espagnol, et a une édition africaine francophone – une stratégie qui a tout son sens quand on prend en compte que la majorité des catholiques se trouve désormais en dehors de l'Europe occidentale.
Au fond, ces évolutions financières et démographiques posent une question bien plus large pour les médias catholiques d’aujourd'hui : que peut offrir une presse religieuse aux lecteurs au XXIe siècle?
Une réponse en particulier pourrait se trouver dans la capacité de ces médias à demander des comptes à l'une des institutions les plus puissantes et opaques du monde.
Loin d'être des machines à comms pour l'Église, ces journaux utilisent leur expertise pour éclairer les conflits, les réformes et les dissidences au sein de l'institution pour leurs lecteurs. Et bien que le principal actionnaire d'Avvenire soit l'Église catholique italienne, et que La Croix soit détenue par les Assomptionnistes (une congrégation à but non lucratif), les deux journaux revendiquent une indépendance éditoriale totale à cet égard.
De même, bien que la plupart des journalistes de La Croix et d'Avvenire affirment avoir grandi dans des familles catholiques, les deux journaux ne considèrent pas cela comme un obstacle à un travail rigoureux. "On considère la foi comme une question privée et on ne questionne pas les journalistes sur leur croyance au moment de l'embauche", explique Ploquin. Ou, comme l’affirme le correspondant au Vatican du journal: "[Ma foi] ne m'empêche pas de dire ce qui déconne dans l'institution dont je fais partie".
Les reportages de ces journaux sur les scandales d'abus au sein de l'Église semblent en témoigner. Une étude récente publiée dans l'European Journal of Communication a révélé que La Croix avait une "tendance à mettre en avant les causes systémiques, en particulier le rôle joué par le silence de l'Église dans la perpétuation de la violence, tout en rapportant largement les cas individuels".
Pour Ploquin, cette affaire était une priorité éditoriale de fait. "On a vraiment considéré que l'enjeu était très très important pour l'Église catholique et pour notre rédaction", dit-il. "Car l'Église catholique ce n'est pas que le clergé, c'est surtout l'ensemble des fidèles – et c'est parmi les fidèles que se trouvent la plupart des victimes. Donc ça nous paraissait tout à fait cohérent de porter une attention particulière aux victimes".
Plus globalement, Ploquin et Ferrando insistent sur le rôle de leurs journaux dans le débat public, tant au sein de la communauté catholique que pour la société dans son ensemble. "Toutes les voix comptent dans le débat public, et La Croix fait partie de ces médias qui ont une voix originale et qui contribuent à la variété et à la richesse du débat démocratique", dit Ploquin. "Cela est particulièrement vrai en cette période de polarisation et de perte de qualité et de raison dans les discussions".
Pour La Croix et Avvenire, cette voix pourrait être définie comme une perspective ouvertement morale sur l'actualité, guidée par une vision humaniste du monde. En pratique, cela signifie une attention particulière portée à des questions telles que la migration, la pauvreté, et de plus en plus, le changement climatique. Sur ce dernier point, Ferrando et Ploquin citent l'encyclique Laudato Si de 2015 du Pape François sur l'impératif moral de l'action climatique comme influente dans leurs rédactions.
Notamment, un rapport de Greenpeace Italie de 2023 a révélé qu'Avvenire avait publié le plus grand nombre d'articles sur la crise climatique parmi les journaux italiens, se positionnant comme le seul journal national du pays considéré comme couvrant effectivement le sujet. "Les questions environnementales étaient déjà importantes pour nous car elles s'alignent avec nos valeurs de prise en charge de notre ‘maison commune’", explique Ferrando. "Mais le texte du Pape a vraiment renforcé son importance pour nous en tant que question morale et politique centrale".
Les journaux n'hésitent pas non plus à aborder des sujets pouvant être controversés pour leurs lecteurs plus jeunes ou plus progressistes, notamment la position de l'Église sur les questions sociales. Cela signifie donner de l'espace à des voix diverses – certaines progressistes, d'autres traditionnelles – sur des questions telles que le roles des femmes dans le clergé, l’homosexualité, ou le droit à l'avortement.
"L'un des traits distinctifs d'Avvenire est son engagement à aborder les grandes questions existentielles, qu'elles soient à propos de la foi ou autre. Par conséquent, notre rédaction dialogue souvent avec les opinions et parfois les critiques des jeunes générations", explique Ferrando. "Pour y faire face, notre méthode éditoriale met l'accent sur la clarté et l'écoute. Cela signifie souvent expliquer les positions officielles de l'Église en termes clairs à nos lecteurs, tout en reconnaissant que toutes les questions n'ont pas de réponse simple".
En associant cette approche éditoriale à un modèle numérique de plus en plus viable, ces rédactions pourraient-elles non seulement garantir leur survie, mais aussi leur essor?
"Notre travail consiste à aller à la rencontre de la société telle qu'elle est, et aujourd'hui cela signifie changer notre approche par rapport à ce qu’on a pu faire dans le passé", dit Ploquin. "Les questions spirituelles et religieuses restent très pertinentes pour la vie des gens, donc on estime que notre travail de journaliste garde toute sa valeur".
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